16 mars 2025
L’écobiographie : raconter son lien au vivant pour mieux le comprendre
Par
Gildas Barbot et Florence Gault
Face à l’effondrement de la biodiversité et au changement climatique, nos liens avec la nature semblent s’étioler. Comment retisser ce lien perdu ? C’est la question que pose l’écobiographie, un concept développé, entre autres, par le philosophe Jean-Philippe Pierron. Loin d’un simple récit personnel, cette approche propose d’intégrer le vivant dans nos histoires individuelles pour réapprendre à percevoir et ressentir notre relation au monde naturel.
©En un battement d'aile
Malgré nos contacts quotidiens avec la nature, nous peinons à partager et ressentir pleinement les émotions qu’elle suscite. Nous entretenons avec le monde qui nous entoure des relations utilitaires, voire anesthésiées. Le climat se réchauffe, la biodiversité s’effondre mais nous avons des difficultés à prendre conscience de l’ampleur du dérèglement climatique dont nous, les Humains, sommes à l’origine. Cela s’explique en partie par ce qu’on appelle l’amnésie environnementale. Au fil des générations, nous nous adaptons à la dégradation de notre environnement. Et nous perdons notre relation au vivant.
Dans Je est un nous (Actes Sud, 2021), Jean-Philippe Pierron, professeur de philosophie à l’université de Bourgogne, invite à redécouvrir la puissance de nos liens au vivant. « L’écobiographie n’est pas un petit éloge narcissique de mes expériences intimes, m'enfermant dans une forme d’égologie », prévient-il. Loin d’un repli sur soi, elle invite à interroger notre identité à travers nos attachements à des lieux, des espèces ou des écosystèmes qui nous ont marqués. « Qu’est-ce que je dis quand je dis "je" ? Qui est-ce que j'intègre dans la définition de moi ? » poursuit-il.
Une écologie à la première personne
D’ordinaire, nos narrations personnelles s’articulent autour d’éléments factuels et institutionnels : parcours scolaire, carrière professionnelle, choix de vie. Pourtant, une part essentielle de nos histoires reste invisible, dissimulée par pudeur ou par conformisme. L’écobiographie invite à dépasser ce cadre limité en réintégrant dans nos récits les interactions que nous entretenons avec notre environnement.
Le constat est alarmant : la "crise de la sensibilité", théorisée par Baptiste Morizot, nous empêche d'agir face aux dérèglements climatiques. « Il y a un appauvrissement de ce que nous pouvons sentir, percevoir, comprendre et tisser à l'égard du vivant », explique Baptiste Morizot. Autrement dit, l’érosion de la biodiversité est aussi une érosion de notre capacité à nous en soucier. L’écologue américain Robert Pyle parle d’ "extinction de l’expérience de nature". De génération en génération, les jeunes vivent de moins en moins en contact avec la nature. D’une part, parce qu’il y en a moins et d’autre part, parce que leurs modes de vie limitent ces contacts, au moment même où ils construisent leur identité. La part de nos identités forgée à partir de nos relations intimes à l’ environnement naturel diminue donc de génération en génération.
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C’est ainsi que « l’éco-biographie est en première personne une manière de réinstaller [les enjeux écologiques] dans mon histoire de vie », selon Jean-Philippe Pierron. Car on a beau savoir que le changement climatique s’aggrave et que des milliers d’espèces s’éteignent, le passage à l’action reste difficile. Pour l’auteur de Je est un nous, l'écobiographie est une manière de réinstaller dans son histoire de vie, des questions qui nous dépassent.
Le récit comme outil de réconciliation avec le vivant
Pour Jean-Philippe Pierron, nous vivons déjà au sein de récits dominants, comme celui de la croissance infinie ou de l’innovation technologique. Mais sont-ils adaptés aux enjeux actuels ? Diversifier les récits permet de construire d’autres visions du monde.

Jean-Philippe Pierron et Audrey Ranchin, lors de l'enregistrement du podcast ©En un battement d'aile
Le récit a également une fonction de mise en cohérence. Il aide à articuler des données abstraites avec des expériences concrètes. Par exemple, beaucoup peinent à différencier climat et météo. Comment alors rendre sensible le changement climatique ? En racontant les modifications progressives perçues à l’échelle d’une vie humaine.
Un exercice que Jean-Philippe Pierron met en œuvre lors de la sélection des candidats de son master en transition écologique. Pour aller au-delà des simples motivations académiques et donner aux étudiants un espace pour exprimer leur engagement profond, il leur a demandé de « partager des expériences de nature à la première personne, [à travers] des formes qui pouvaient être des poèmes, une chanson, un conte, un moment biographique singulier, mais qui étaient à chaque fois rattachés à un temps, à un lieu, à une ambiance, une perception singulière ».
L’exercice repose sur un questionnaire incitant à partager une expérience de nature marquante. Le récit doit toujours être ancré dans un lieu, un moment, une sensation. Cette approche révèle la diversité des parcours et engage une réflexion sur la manière dont l’intime rejoint le politique.
Faire une place au sensible
Parler de son lien au vivant reste une démarche inhabituelle. La sensibilisation écologique repose souvent sur des données rationnelles, reléguant le sensible au second plan. Pourtant, comme l’explique Jean-Philippe Pierron, « il faut faire un travail de sensibilisation en autorisant un espace où il n'est pas disqualifié de partir du sensible ».
L’écobiographie offre ainsi une alternative pour repenser notre relation au vivant. En réinscrivant ces expériences dans nos récits de vie, elle nous aide à sortir de l’anesthésie et à envisager différemment notre place dans le monde.