13 févr. 2025
Comment repenser la filière textile pour une mode plus éco-responsable ?
Par
Clotilde Dumay et Florence Gault
Face à certains géants de la mode qui produisent des vêtements sans prendre en compte les coûts écologiques et sociaux de leur activité, de plus en plus d’acteurs locaux tentent de trouver des alternatives pour tisser une filière textile plus durable et responsable. En passant, notamment, par le « Made in France » et de nouvelles matières premières naturelles.
Thomas Huriez, fondateur de la marque 1083 ©En un battement d'aile
Elle est de plus en plus présente dans nos armoires : la fast fashion, cette mode jetable qui tire les prix toujours plus bas. Un tee-shirt à moins de 4 euros chez Shein, une robe H&M ou un pull Primark à moins de 20 euros. À notre époque, nous dépensons deux fois moins qu’en 1960 pour des vêtements… que nous achetons, pourtant, davantage en quantité. Une hyperconsommation qui a déjà montré ses limites après l’effondrement, le 24 avril 2013, du Rana Plaza, dans la banlieue de Dacca, au Bangladesh. Plus de 1000 ouvriers ont perdu la vie dans cette usine de huit étages, abritant plusieurs ateliers de confection pour de grandes marques occidentales. Une tragédie qui a mis en lumière les conditions de production déplorables de certains de nos vêtements.
Matières premières dérivées du pétrole, exports à travers le monde…
L’industrie du textile fait aussi partie des plus polluantes au monde : avec 4 milliards de tonnes d’équivalent CO₂ par an, c’est davantage que les vols internationaux et le trafic maritime réunis. Un bilan catastrophique qui s’alourdit au fil de la conception des vêtements. D’abord, concernant la production de matières premières, 70% des fibres synthétiques dans le monde sont dérivées du pétrole. Pour les matières d’origine végétale ou animale (comme le coton, la viscose et la laine), leur production nécessite beaucoup d’eau et de produits chimiques sur de très larges surfaces au sol. Ensuite, le transport des vêtements (souvent fabriqués au Bangladesh ou au Pakistan) nécessite des expéditions à travers le monde, qui coûtent moins cher en carburant que s’il fallait délocaliser la production en Europe, mais qui sont donc plus polluantes. Enfin, même le port des vêtements a des conséquences écologiques puisqu’ils sont très souvent lavés et repassés, jusqu’à ce qu’ils soient jetés. Seulement 10 à 12% de nos habits sont revendus en seconde main localement.
« La filière a une vraie prise de conscience »
Face à ces nombreuses dérives, la mode éco-responsable (qu'on appelle aussi la slow fashion) se développe, depuis plusieurs années, pour proposer une nouvelle façon de consommer et produire les vêtements. C’était justement l’objectif de la boutique Cent façons, un magasin éphémère qui s’était installé jusqu’à fin 2023 au cœur d’un grand centre commercial lyonnais. Au milieu de ce temple de la consommation, on pouvait notamment y trouver des vêtements de seconde main ou des marques éco-responsables. « L’idée, c’est de montrer qu’il est possible d’acheter des matières propres, même dans de grands centres commerciaux », confirme Jade, représentante de la marque lyonnaise World of Pop.
Depuis l’effondrement du Rana Plaza, des progrès ont été réalisés. En France, une loi sur le devoir de vigilance a été adoptée en 2017. Elle oblige les entreprises à prévenir les risques sociaux et environnementaux dans toute leur chaîne de sous-traitance et de fournisseurs. « La filière a une vraie volonté d’adaptation, une vraie prise de conscience », assure Jérôme Douce, directeur scientifique de l’Institut français du textile et de l’habillement. Pour une fois, l’environnement, le "Made in France" et le changement de consommation vont tous dans le même sens. Certes, certaines grandes entreprises ne se préoccupent pas de l’environnement ni des conditions de travail. Mais d’autres essaient, même s’il y a encore du greenwashing. » Les enjeux sont nombreux, notamment concernant la fabrication, avec des problématiques d’eau et d’énergie. Les matières premières, aussi, qui ne sont pas toutes vertueuses. On en voit apparaître de nouvelles, comme le lin, l’ortie ou le chanvre.
De nouvelles cultures pour les agriculteurs
Dans la région Auvergne-Rhône-Alpes, Margaux Lamourelle s’est justement lancée dans la production de l’une de ces nouvelles matières premières, en créant l’association Aura Chanvre. « L’objectif est de faire venir une filière de chanvre textile dans la région », précise-t-elle. Le chanvre a des avantages pour la terre : il permet de préparer les sols, de ne pas avoir de pesticides. On a donc envie de le voir fleurir partout en France et en Europe. Mais on est encore loin de remplacer le coton, qui représente 25% de la production textile mondiale. L’idée, c’est de faire grossir la part des fibres naturelles et végétales dans ce secteur. »
L’association Aura Chanvre travaille notamment avec Stéphane Jay, agriculteur, producteur de poires et de céréales, gérant du GAEC Maison Colombier à Villette de Vienne en Isère. Il mène des essais sur le chanvre depuis deux ans, ce qui lui permet de diversifier ses cultures. « Nous sommes aujourd’hui dans un système très limité au niveau des productions, avec des acheteurs qui se limitent à des cultures très connues, comme le maïs et le blé, témoigne l’agriculteur. Nous, en bio, il nous faut des rotations plus longues, donc il nous faut davantage de cultures que simplement du maïs et du blé. Le bio est en crise, avec des prix qui chutent et des acheteurs qui se limitent au strict minimum. C’est donc une chance de rencontrer des personnes qui essaient des choses sur de nouvelles cultures. »

Champ de chanvre cultivé par Stéphane Jay ©En un battement d'aile
Mais la récolte d’une nouvelle matière comme le chanvre est encore expérimentale. « Si vous n’arrivez pas à le faucher, vous avez potentiellement une parcelle dont vous ne savez pas quoi faire, ajoute Stéphane Jay. Même si vous y parvenez, vous ne savez pas s’il va y avoir des repousses ni comment va se comporter la parcelle après. Donc, lorsque vous faites une culture, que vous ne savez pas si vous allez réussir à la récolter puis à la vendre, c’est forcément un projet un peu fou. » C’est seulement après une récolte réussie, puis différentes étapes de transformation, que le chanvre pourra être utilisé pour fabriquer des vêtements. Margaux Lamourelle espère porter son premier tee-shirt à base de chanvre produit en Auvergne-Rhône-Alpes d’ici trois ans.
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Dans la région, certaines entreprises ont déjà passé l’étape de la recherche, et produisent leurs propres textiles. La marque 1083 fabrique des jeans et des baskets, à moins de 1083 kilomètres de chez vous, à Romans-sur-Isère (Drôme). Le projet a été pensé en 2013, peu avant l’effondrement du Rana Plaza. « À cette époque, peu de gens pensaient que le "Made in France" était nécessaire, se souvient Thomas Huriez, créateur de la marque. Depuis le Covid-19 et la guerre en Ukraine, les choses ont changé. » En dix ans, 1083 a vendu 50 000 jeans, à plus de 100 euros pour la plupart. Le prix à payer pour participer au développement de la mode éco-responsable.