27 mars 2025
Flore Vasseur : Choisir l'Humanité plutôt que le Confort
Par
Florence Gault
Depuis plus de 20 ans, Flore Vasseur explore les bouleversements de notre époque, la fin d'un monde, l'émergence d'un autre et les combats de celles et ceux qui, peut-être, feront naître cet avenir. Avec son documentaire Bigger Than Us, elle pose une question essentielle : comment agir pour quelque chose de plus grand que soi ? Elle vient de sortir Et maintenant, que faisons-nous ? (Editions Grasset, 2024) dans lequel elle dresse le portrait d’une France qui cherche les possibilités d’un autrement. Conversation riche et bouleversante avec Flore Vasseur, dans son appartement lyonnais.
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Vous débutez votre livre en racontant un échange avec votre fils, 7 ans à l’époque, qui vous interpelle en vous demandant ce que vous faites pour empêcher la planète de mourir. Que se passe-t-il, à ce moment-là, dans votre tête ?
Clairement, je crois que c'est l’un des moments pivots de ma vie. Je dirais même que le reste de ma vie s'est joué là. J'avais deux façons possibles de réagir. Soit je balançais sa question aux orties parce qu'elle me dérangeait, en répondant : « Tu es trop petit, tu comprendras plus tard. » Mais je me suis toujours dit qu’en tant que maman, je ne dirais jamais cela à mes enfants. Donc, il fallait que j’y aille et que je lui réponde comme une maman. Mais une maman, elle ne répond pas en sachant, elle répond en se disant : « Comment j'aide mon enfant à vivre ? » Et donc, cette conversation a duré une heure et demie. Il me disait encore hier soir, parce qu'on en reparlait, qu'il ne se souvenait même pas de cette discussion. Les enfants, ça vous apprend à rester humble : j'en ai fait toute ma vie, mais lui ne se souvient pas de cette question ! Soit. Heureusement, il y avait ma fille et elle, elle se souvient très bien. C'était une discussion qui a duré une heure et demie et dans laquelle j'ai compris beaucoup de choses. La première, c'est que tout ce que j'avais fait jusqu'à présent ne servait strictement à rien. Cela faisait 15 ans que j'essayais d'alerter tout le monde sur la façon dont le capitalisme était en train de nous enterrer vivants. Avec mon enfant, j'ai compris que cela ne marchait pas. Parce qu'en fait, lui, il s'en fichait de toutes les théories, de tous les experts, de toutes les courbes du GIEC (Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat), etc. Ce qu'il voulait, c'était savoir comment vivre. Je me suis rendue compte que j'étais incapable de lui répondre, que je n'avais pas la solution, que tout ce que j'avais fait jusqu'à présent, c'était de la gnognotte par rapport à ce qu'il y avait à faire. Cela m'a mise en route.
C’est de là que naît l'idée du documentaire, Bigger Than Us. On découvre le parcours de sept jeunes dans sept pays différents. Des jeunes qui s'engagent pour quelque chose de plus grand qu’eux, de bigger than us. Un documentaire plein d’espoir, malgré la gravité des sujets abordés, et qui a bousculé certains spectateurs au plus profond d'eux-mêmes…
Je ne sais pas bien pourquoi. J'ai l'impression que c'est un millefeuille, ce film : certaines personnes le voient et sont tristes… Non, pas tristes, plutôt tordues de culpabilité. En général, ce sont les personnes les plus âgées. D’autres sont en colère ; d’autres se sentent ragaillardies, restaurées dans leur envie de vivre et dans leur envie d'y croire. Ce que j'ai rarement, c'est l'indifférence. Donc, je me dis que c’est mission réussie parce que je pense que c'est tout le problème. On s'est mis des couches de fond de teint, des carapaces, des masques entre la réalité et nous, pour ne pas avoir à se dire que cela nous concerne. On s'est mis une série de barrières pour tenir, parce qu'il y a un côté affolant qui revient à la question de mon fils : « pourquoi la planète va mourir ? Comment je fais, moi, pour ne pas mourir ? » Un enfant de 7 ans qui vous parle de sa mort, quand la majorité de la population passe son temps à nier sa propre mort, c'est très dérangeant. C'est abyssal. Donc, oui, ce documentaire provoque beaucoup d'émotions mais c'est fait pour ne pas que l'indifférence nous tue.
Et le but du documentaire, c’était d’ouvrir la discussion. Vous allez à la rencontre de la jeunesse en organisant des débats après les projections.
Pour moi, c’est sans doute l’outil le plus puissant que j’aie jamais eu. Je parle de cela parce que, comme vous, je mène une bataille très spécifique : la bataille culturelle. Je suis convaincue que toutes les solutions à nos problèmes existent déjà. Ces solutions sont multiples : juridiques, comptables, politiques, comportementales… Mais il manque un élément fondamental : la culture. C’est elle qui façonne notre système de valeurs et détermine si nous sommes prêts à adopter ces changements. Or, aujourd’hui, nous restons enfermés dans l’idée que la liberté, c’est consommer, que défendre ses droits, c’est se battre pour le prix le plus bas. Je schématise mais on en est là. Quand, depuis 30 ou 40 ans, des gouvernements successifs font de la croissance du PIB l’objectif national, vous êtes cuit. Il n’y a pas de débat possible. Et en face, dès qu’on commence à remettre ça en question, on nous répond : « Mais comment on va faire ? Vous voulez toucher aux emplois ? » On est complètement sous emprise, presque comme dans une secte.
Et maintenant, que faisons-nous ? C’est le titre de votre livre publié en octobre 2024, dans la continuité de votre documentaire Bigger Than Us. Vous y racontez toutes les rencontres que vous avez pu faire lors de ces projections…
Effectivement, le film n'était qu'un prétexte pour me lier à mon fils, à mes enfants. Et puis, c’est allé beaucoup plus loin. C’était la surprise, car on n’était pas partis pour ça. On a donc mis en ligne tout un tas de ressources sur le site du documentaire, parce qu'on s'est dit qu’on n’allait pas pouvoir être derrière toutes les projections et qu’après l'émotion suscité par le film, il fallait un endroit pour atterrir. Jamais je n’aurais imaginé que ça prendrait trois ans de ma vie, non seulement de fabriquer le film, mais trois ans de ma vie sur la route, à l'accompagner partout. Je crois que j'ai fait 600 débats en trois ans !

Comment va la jeunesse ?
Moi, je ne suis pas scientifique, je ne suis pas sociologue, c'est un retour terrain. Moi, je comprends que la jeunesse dévisse. Pas à cause de l'accumulation des mauvaises nouvelles, et il y en a beaucoup, mais parce qu'il y a un profond sentiment de solitude. Il y a trop d'enfants qui me disent : « Madame, je vous remercie parce que dans ma famille, je suis tout seul face à ça. » L'éco-anxiété, c'est le silence des adultes dans sa propre famille. C'est triste, mais c'est aussi une très bonne nouvelle. C'est-à-dire que c'est entre nos mains. On peut forcer la discussion dans nos familles. Et la bonne nouvelle, c'est qu'il y a plein d'outils. Il y a des livres, il y a des films - et pas que le mien - qui servent de prétexte à déclencher la conversation. La deuxième chose, c'est que je vois un profond désir de vivre. Mais il faut qu'on soit plus nombreux. Vraiment. Et puis, je vois aussi une intelligence de situation. Il faut créer des espaces de sécurité pour qu'ils se sentent légitimes à parler, à s'exprimer sans jugement. Or, on est dans une société dans laquelle on ne valorise pas ça. Il faut être lisse, imprenable. Et donc c’est l'exercice que je vis avec le film, créer un espace de sécurité pour parler.
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Dans votre livre, s'entremêlent l’espoir, la colère, l'abattement parfois. Dans votre écriture, on ressent toutes les émotions qui vous parcourent…
Dans la journée même ! Vous voyez bien, vous en avez été témoin, juste avant que vous arriviez, j'étais dans une colère noire. Et là, on rigole. Moi, c'est 50 fois par jour !
Est-ce qu'il faut avoir tout perdu pour se mettre à agir ? C’est la réflexion que m’inspirait le parcours des jeunes dans Bigger than us. Vous écrivez d’ailleurs dans Et maintenant, que faisons-nous ? : « Dans l’épreuve, quelque chose s’ouvre, la possibilité d‘un autrement en soi, comme un nouvel horizon. Ne reste alors plus que l’ultra-présent, l’à-propos. »
La question c'est : qu'est-ce qu'il nous faut pour qu'on soit présent ? Tout est fait pour nous arracher de ce présent. Il me semble qu'effectivement, il y a des moments comme des failles spatio-temporelles, qui, tout à coup, vous secouent à un point que vous ne pouvez plus vous échapper. Là, il n'y a plus aucune béquille possible. Il n'y a aucun rempart derrière les écrans. Tout à coup, on est face à l'adversité et on se demande qui on est, ce qu'on va faire, comment on peut faire, qui on a envie d'être.
À tous ces gens qui vous posent la question : qu'est-ce qu'on fait maintenant ? Vous répondez toujours par l'humanité versus le confort. Ça peut parfois être un peu difficile à appréhender.
Pour moi, la direction, plus que la solution, c’est celle de l'humanité. Et je n'y suis pas à 100% tous les jours, vous en avez été témoin. Dans toutes les actions du quotidien, c’est le même choix qui se présente. Je peux aller vite prendre mon train, passer très vite devant la personne à la rue ou Florina qui fait la manche en bas de chez moi, lui dire que je n'ai pas le temps et filer prendre mon train. Confort. Ou je peux me dire que mon train attendra, car Florina n’a pas l'air d’aller très bien aujourd'hui, peut-être qu'elle a besoin de quelque chose. Est-ce que je lui amène un thé chaud ? Humanité. Est-ce que je choisis de me replier sur moi parce que c'est plus pratique ? Confort. Ou est-ce que je peux me dire que ce serait bien que je rappelle cette personne que je viens d'engueuler pour lui demander pardon ? Humanité. C’est difficile mais c’est puissant. Chacun de nous, quel que soit notre niveau, quel que soit notre âge, quelle que soit notre position, quel que soit notre métier… Même le patron de Total ! S'il se met à choisir l'humanité plutôt que son confort, c'est tectonique !