18 mars 2025
Corinne Morel-Darleux : « Bonne ou mauvaise nouvelle, la lutte ne s'arrête jamais ! »
Par
Clotilde Dumay et Florence Gault
Militante passionnée, écrivaine sensible, ancienne élue écologiste, elle mêle dans son œuvre poésie et politique, avec cette question sous-jacente : comment naviguer entre espoir et lucidité ? Rencontre avec Corinne Morel-Darleux.
« Je repasse les écoutes du bon côté et mets le cap sur un grand pétrolier à l'encre dans la baie. Flac ! En plein dans la passerelle. C'est un message au lance-pierre accablé pour Robert, du Sunday Times : “Cher Robert, le Horn a été arrondi le 5 février et nous sommes le 18 mars. Je continue sans escale vers les îles du Pacifique parce que je suis heureux en mer, et peut-être aussi pour sauver mon âme.” »
Voici un extrait de La Longue Route, de Bernard Moitessier que vous évoquez longuement dans votre livre, Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce. C'est quoi le bonheur, pour vous ?
Merci pour cet extrait qui me touche, d'autant plus que je reviens du festival « Les aventuriers de la mer » à Lorient, où j'ai enfin pu monter à bord du voilier en question, Joshua. C'est assez émouvant de pénétrer à l'intérieur de ce bateau mythique, avec lequel on navigue tout au long de La Longue Route. Le bonheur c'est peut-être cela, tout simplement : se sentir au bon endroit, au bon moment et avec la bonne compagnie ou sans compagnie s'il s'agit de solitude choisie. En tout cas, ce sentiment d'être à l'endroit juste.
Dans Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce, vous dites que nous disposons tous des ressources nécessaires, psychologiques et matérielles, pour décider d’agir sur certaines plaies : « Se concentrer sur un sourire, mettre fin aux relations toxiques, militer - ou arrêter de militer -, changer de boulot, se reconvertir […] » Ce n’est pas forcément évident lorsqu’on est, par exemple, en situation de précarité. Comment arriver à remettre ces petits moments de joie dans nos vies ?
C'est effectivement tout le propos de mes deux livres publiés chez Libertaria : trouver une manière de parler de joie, de beauté, d'émerveillement, sans être dans un propos bourgeois, de privilégié, en faisant fi des rapports de domination, des conditions matérielles d'existence qui font que, pour plein de personnes, les préoccupations de tous les jours sont différentes. Dans Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce, je m’interroge beaucoup sur la part de choix qui nous reste en tant qu'individu. Quand on est dans une société capitaliste, consumériste, avec beaucoup d'injonctions sociales, d'injustices sociales et des choix contraints, parce qu'on est locataire ou sans logement, ou parce qu'on galère à trouver un travail. Quelle est la part de libre arbitre, finalement, qui reste là-dedans. Quelle est la part qui revient à l'individu ? Notamment pour toutes ces histoires de changement de comportement dont on entend beaucoup parler. Le postulat que je pose, c'est que refuser aux plus précaires la possibilité de dire non ou de faire un pas de côté, précisément parce qu'ils sont précaires, ce serait vraiment la double peine. Même d'un point de vue éthique, moral, cela me paraît insoutenable. Donc, je pars du principe que tout le monde a la possibilité de faire un pas de côté, de refuser des choses.
Vous insistez sur l'importance de la « dignité du présent » : être capable, comme vous le disiez, d'éviter cette « double peine » en fonction des situations…
Cette idée, je l'ai développée en réfléchissant sur le militantisme, et singulièrement sur le militantisme écolo. J’ai principalement écrit à l’été 2018, à un moment où l’on était dans le creux de la vague. Il n'y avait pas encore eu la naissance de tous les collectifs comme Extinction Rébellion ou Les Soulèvements de la Terre, etc. On sentait qu'il y avait une sorte de vent de désertion qui courait sur les rangs militants, de découragement, de désespoir parfois. J’ai commencé à formuler cette idée de « dignité du présent » en me disant que, même si les victoires futures semblaient de plus en plus hypothétiques, il y avait toujours des raisons de continuer à se battre. Parce que lorsqu’on s'engage dans une cause, on ne s'engage pas parce qu'on est sûr de la gagner à la fin. On s'engage simplement parce que c'est une cause qui nous semble juste à mener, à un moment donné. Donc, il nous reste la « dignité du présent », et c’est une raison suffisante pour continuer à se lever le matin et à lutter.
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Dans une époque où beaucoup de personnes ressentent un sentiment d'impuissance face aux crises climatiques, sociales, politiques, cette « dignité du présent », c'est une manière de ne pas sombrer dans la résignation ?
Tout à fait. C'est une manière de se dire que ce que l’on fait, on le fait aussi pour se sentir debout, digne. Et puis aussi parce qu'en réalité, il reste toujours des combats à mener. Même si on a le sentiment que les grands « monolithes » qu'on s'était fixés – sur le fait de sauver la planète, de sauver le climat, de renverser le capitalisme, de faire la révolution – sont peut-être un peu énormes à franchir, aujourd’hui. Pour autant, il y a toujours une espèce d'invertébré à préserver, un sourire à donner, de la beauté à préserver ou à faire éclore. Je ne sais pas si c'est une bonne ou une mauvaise nouvelle mais en réalité, la lutte ne s'arrête jamais.
Vous dites d’ailleurs que l'optimisme vous a quittée…
Oui, je me sens assez désillusionnée. Et c'est plutôt une bonne chose : quand on perd ses illusions, on gagne en lucidité. Je crois que c'est effectivement exactement ce qui m'arrive. Mais c'est vrai que « l’espoir » ou « l’optimisme », ce sont des termes que je n'utilise pas du tout. Il me semble que ce n'est pas dans ces termes-là que la question se pose. La question, c’est d'arriver à conjuguer lucidité et détermination, et de se mettre en action pour ce qu'il est possible de faire, de modifier, de changer.
C'est là où cette « dignité du présent » peut devenir une forme de résistance au désespoir ?
Quand j’ai formulé cette idée, pour moi, c'était vraiment une sorte de bouée à laquelle s'accrocher pour ne pas baisser les bras, ne pas laisser tomber. De se dire que s’il ne doit rester, à la fin, qu’une seule raison de continuer la lutte, c’est la question de la dignité.
Où est-ce qu'on en est, aujourd'hui, dans la prise de conscience des enjeux écologiques et sociaux ? L'écologie semble disparaître de l'agenda politique et médiatique.
Ce n'est pas qu'une impression, c'est documenté. C'est un constat assez désespérant. Au moment où tout s’accélère au niveau des dépassements des limites planétaires, du dérèglement climatique, rien n’est fait pour faire face à ces enjeux. On continue même à accélérer des détricotages législatifs sur les quelques maigres lois de préservation de l'environnement. Je ne sais pas si c'est du déni ou si c’est du cynisme, de la part notamment des pouvoirs économiques et politiques. Il y a une fuite en avant, aussi, sur les droits sociaux et les droits humains. Tout cela est extrêmement inquiétant. Je me demande comment tout cela tient encore : quand on regarde l'état des services d'urgences et de l'hôpital public, quand on voit que l'Éducation nationale appelle des retraités de l'enseignement parce qu'ils n’y a pas suffisamment de professeurs à mettre en face des élèves. Plus le temps passe et moins les choses sont anticipées, plus le risque de la chute s'augmente. Et plus cette chute risque d'être extrêmement brutale pour les plus fragiles, les plus précaires, les plus exposés.
L’écologie, dites-vous, est profondément politique, indissociable des enjeux de justice sociale. Vous avez été conseillère régionale. Dans votre travail d’élue, comment avez-vous réussi à incarner vos convictions face à une institution qui a parfois du mal à bouger ?
Je ne suis pas sûre d'avoir réussi. C'est vrai que c'est un exercice très particulier. J'ai été élue sur deux mandats pendant 11 ans, sous Jean-Jack Queyranne puis sous Laurent Wauquiez : autant dire que l’on n'était pas du tout en phase, avec très peu de possibilités de vrai débat. Et puis l'hémicycle régional, c'est une scène de théâtre où tout le monde est dans sa posture. Heureusement, il y a un peu plus de possibilités de travail réel dans les commissions, dans les endroits qui ne sont pas publics, où il n'y a pas de médias et où tout le monde se détend un peu, où l’on arrive tout de même à travailler sur des thématiques – principalement l'agriculture et la montagne, en ce qui me concerne. J’ai essayé de ne rien céder sur la radicalité du programme que je portais, tout en essayant de mettre de l'aménité dans la forme, c'est-à-dire d'être une main de fer dans un gant de velours. Cela ne sert à rien d’avoir un discours rugissant pour porter des idées radicales. Parfois, c'est plus efficace de les porter avec nuance, avec calme.
Qu'est-ce qui a été le plus difficile ?
Le plus difficile, c'est lorsque je me suis retrouvée face à des associations qui faisaient appel à moi parce qu'elles étaient sous le coup d'arrêts de subventions assez brutaux ou parce qu’elles avaient besoin de faire avancer des dossiers. J’ai dû leur dire que, finalement, c'était peut-être contre-productif que ce soit moi qui porte leur dossier. Je leur ai fourni les contacts des élus de droite du territoire, en me disant que ce serait plus efficace pour la cause qu'on défendait. Cela a été vraiment dur. Parce que ça veut dire qu'on arrive à un moment où, effectivement, les camps politiques prennent le dessus sur l'intérêt général et le bien commun. C'est ce constat-là que j’ai fait lors de mon dernier mandat. Sauf que je ne me suis pas engagée en politique pour cela.
Est-il possible de mener une politique écologique réellement transformative ? Ou bien, finalement, la bataille se joue-t-elle ailleurs ?
Personnellement, j'ai fait le choix de l'ailleurs, après dix ans à la direction nationale du Parti de gauche (j'étais en charge des questions d'écologie et puis d'éco-socialisme) et donc 11 ans de mandat régional. J’ai quitté la politique institutionnelle pour aller vers des milieux plus autonomes, plus libertaires. Après toutes ces années à m'être donnée corps et âme à ce jeu démocratique qu'est le suffrage universel, et auquel j'étais très attachée, j'en suis venue à considérer que le tempo des élections n'était plus adapté à l'urgence environnementale et sociale que l’on connaît aujourd'hui. C’est trop lent, et selon des règles du jeu faussées, que nous n'avons pas écrites et qui mettent en place un rapport de force qui nous est défavorable et qui le restera, tant que les médias resteront à la main de milliardaires et de marchands d'armes.
Ces convictions politiques, vous les utilisez ailleurs, désormais ? En tant que romancière et militante ?
Exactement. Parfois, je croise des anciens camarades qui me disent : « Quel dommage que tu aies arrêté la politique ! » À chaque fois, je les reprends : je n'ai pas du tout l'impression d'avoir arrêté la politique. J'ai presque, même, l'impression d'en avoir jamais autant fait que depuis que je suis sortie du marasme de la politique institutionnelle et électorale.
Et ces convictions politiques influencent-elles votre perception du bonheur ?
Je me dois d'être honnête : ce n'est pas la voie royale vers le bonheur. De se pencher sur le monde, de décortiquer les actualités, d'essayer de les analyser, de décrypter les rouages du système et de s'y attaquer, ce n'est quand même pas gage de bonheur. On en trouve quand même, bien entendu, mais ce n’est pas un bonheur comme de la joie ou de la franche rigolade. C'est un bonheur peut-être plus grave, plus profond, qui rejoint un peu ce qu'on disait sur la question de la dignité.
Au milieu de ce chaos, il est essentiel de continuer à chercher des moments de beauté, de sens, d'émerveillement : c'est ce que vous décrivez dans Alors nous irons trouver la beauté ailleurs. Un livre qui mêle contemplation et engagement…
Je défends de plus en plus le fait, effectivement, d'arrêter de dissocier la poésie et la politique, l'inquiétude qu'engendre légitimement le monde et les capacités d'émerveillement. Je crois que la rupture qui s'est effectuée entre ces différents pôles, pour rentrer dans une binarité qui me semble totalement factice, nous porte beaucoup de tort. La politique, lorsqu’elle est complètement dissociée de la sensibilité et de la poésie, est sèche, aride, austère. Elle ne fait plus envie à personne. Il faut arrêter de considérer que la poésie serait un truc de “bonne femme” ou de petit bourgeois. On n'a rien à perdre à gagner en sensibilité.
Pour certains, cela peut donner une image un peu « fleur bleue » du rapport au monde, mais qui fait sans doute du bien, notamment à tous les éco-anxieux…
Ce qui serait « fleur bleue », ce serait de laisser croire qu'il suffit que tout le monde se reconnecte avec la nature, fasse de temps en temps un bain de forêt, un câlin à un arbre ou un guili à une fleur pour que le monde aille mieux. Il faut prendre de front et ensemble, dans le même mouvement, la question des résistances nécessaires sur le terrain, la question des alternatives à construire pour montrer qu'on pourrait vivre autrement, et la question de la bataille culturelle, des nouveaux récits, des nouveaux imaginaires, dans laquelle j'inclus notre rapport au monde et à la nature. Si l’on prend en considération ces trois leviers de manière simultanée, alors on n'est plus « fleur bleue ». On devient efficace, pour réellement transformer la société en profondeur. L’idée, c’est de se dire que l’on a besoin de tous les outils possibles. Et parmi eux, il y a l'outil de la sensibilité. On aurait tort de le négliger, d'autant que la question esthétique a toujours été une considération politique. Je trouve même que c'est une considération éminemment sociale : comment assurer le droit à la beauté pour toutes et tous ? Je pense que c'est une question qui, si elle était posée sérieusement en politique, nous mènerait très loin en termes de programme.